Pas d’unanimité sur le poids démographique des minorités francophones
FRANCOPRESSE – Inès Lombardo – Sans en faire officiellement l’annonce, Statistique Canada a changé sa manière de présenter les données du recensement qui concernent les francophones en milieu minoritaire. Le chiffre de 3,3 % qui a circulé dans les médias ne serait donc pas le bon d’après plusieurs acteurs du milieu. Les ministères concernés n’ont pas su dire quel chiffre ils utiliseront, une décision qui pourrait influencer le financement lié à la francophonie.
La semaine dernière, plusieurs médias dont Francopresse ont mis de l’avant que le poids démographique des francophones au Canada était passé de 3,6 % en 2016 à 3,3 % en 2021.
Des voix issues des communautés francophones estiment que cette interprétation est erronée, car contrairement au recensement de 2016, elle n’inclut pas la moitié des personnes qui ont le français et l’anglais comme premières langues officielles parlées.
Mariève Forest est présidente et chercheuse principale chez Sociopol. Photo : Courtoisie
«C’est comparer des pommes et des oranges», assure d’emblée Mariève Forest, présidente et chercheuse principale de la firme de recherche sociale appliquée Sociopol.
En 2016, Statistique Canada a mis en lumière que le poids démographique des francophones était passé de 4 % en 2011 à 3,8 % en 2016 – soit 3,5 % de personnes ayant seulement le français seulement comme langue maternelle et la moitié des 0,5 % ayant le français et l’anglais comme langue maternelle.
Cette année, l’agence a simplement présenté un tableau comprenant le pourcentage (3,3 %) de personnes ayant le français seulement comme première langue officielle parlée et le pourcentage de personnes (0,5 %) ayant le français et l’anglais comme première langue officielle parlée.
Statistique Canada n’a pas précisé le calcul habituellement effectué pour en arriver au pourcentage de francophones hors Québec.
«Je comprends les données que Statistique Canada a rendues publiques. Mais dans leur sortie cette semaine, ils n’ont pas parlé des minorités de langues officielles», insiste Mariève Forest.
Selon la chercheuse, il y a eu «confusion et un manque de communication», car l’agence n’a pas mentionné qu’elle n’incluait plus ces personnes. Si Statistique Canada avait conservé la même présentation des données, le poids démographique rapporté des francophones en situation minoritaire aurait plutôt été de 3,5 %.
Ce chiffre est plus exact d’après Mariève Forest : «Nous associons les francophones à ceux qui ont seulement le français comme première langue officielle parlée et à la moitié des personnes qui disent avoir le français et l’anglais comme première langue officielle parlée, car ce sont des chiffres qui paraissent plus justes par rapport à la population totale.»
«Ce n’est pas notre rôle de définir qui est francophone et qui ne l’est pas»
La ministre des Langues officielles, Ginette Petitpas Taylor, au Sommet de clôture des consultations pancanadiennes sur les langues officielles de 2022. Photo : Twitter @GinettePT
Chez Statistique Canada, on justifie ce changement par une volonté de rester neutre dans les définitions d’identités linguistiques.
Bertrand Ouellet-Léveillé, analyste principal à Statistique Canada, explique qu’«on a publié le tableau au complet, avec chacune des catégories séparées [“anglais seulement” ; “français seulement” ; “anglais et français”, NDLR]. Dans certains tableaux de 2016, il y avait des colonnes avec la catégorie [des minorités de langues officielles], mais depuis, on s’est dit que ce n’était pas notre rôle de définir ce qu’est une minorité de langue officielle, justement parce que plusieurs groupes utilisent des variables différentes».
«On ne définit pas qui est francophone. Une personne peut se définir comme telle aussi bien lorsqu’il connait le français que lorsqu’il le parle le plus souvent. Mais nous ne vous dirons pas : “La minorité de langue officielle se définit ainsi”», ajoute-t-il.
Les politiques publiques affectées
Francopresse a contacté le ministère des Langues officielles pour savoir quel pourcentage il utilisera lorsqu’il se réfèrera au poids démographique des francophones minoritaires. Il nous a renvoyés vers le ministère de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, qui nous a lui-même renvoyés vers Statistique Canada.
Au moment d’écrire ces lignes, aucune réponse concrète ne nous est parvenue.
Or, l’exclusion d’une catégorie de francophones aura des conséquences d’après Mariève Forest : «Quand on anticipe les financements qu’il faudrait en anglais ou en français, on ne peut pas mettre de côté les personnes qui ont le français et l’anglais comme premières langues officielles parlées. Pour une prise en charge en vue de politiques publiques, il m’apparait plus juste de les inclure.»
Un point que rejoint Alain Dupuis, directeur général de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada. Lui aussi déplore que le chiffre de 3,3 % ait circulé, sans inclure d’autres catégories de francophones, notamment ceux qui ont une connaissance de la langue.
«Certains analystes ou médias vont comptabiliser seulement [les francophones] qui ont la première langue officielle parlée. Le danger ici, c’est d’exclure du compte plusieurs catégories de personnes qui parlent français. Il y a cinq ou six différents points de données, et du point de vue de la FCFA, il faut se servir de toutes ces réalités pour raconter l’histoire des communautés francophones», insiste Alain Dupuis.
Selon les calculs de la FCFA, 2,79 millions de personnes (soit 7,5 % de la population canadienne) peuvent s’exprimer en français à l’extérieur du Québec.
«Sachant que parmi ces personnes, pas toutes ne s’identifient comme francophones et pas toutes n’ont la même relation avec la langue française. Parfois, on la parle de manière prédominante, parfois on l’utilise avec d’autres langues officielles et non officielles», nuance Alain Dupuis.
Alain Dupuis est le directeur de la FCFA du Canada. Photo : Ericka Muzzo – Francopresse
Il s’inquiète qu’une nouvelle définition plus exclusive des francophones hors Québec n’affecte négativement les politiques publiques : «C’est inquiétant pour le droit politique des francophones et des personnes qui parlent français. Ils pourront plus difficilement élire des candidats d’expression française s’ils représentent un plus petit pourcentage des électeurs.»
«Ça peut aussi avoir des impacts sur les services fédéraux, car ces derniers dépendent de la demande. Souvent, cette demande est jugée selon un poids relatif de la francophonie», ajoute-t-il.
Quelle que soit la méthode de calcul pour déterminer le poids démographique des francophones, un point fait consensus : le déclin reste bel et bien la tendance, observe le directeur général de la FCFA.
La demande de services fédéraux, «plus inclusif»
L’une des nouveautés du recensement 2021, passée par règlement en juin 2019, concerne le recensement des personnes qui font la demande de services fédéraux dans une langue officielle minoritaire.
«Ç’a été très peu discuté dans les médias, souligne Alain Dupuis. Le gouvernement va l’utiliser pour déterminer si un service fédéral doit être offert en français à l’extérieur du Québec dans un bureau fédéral.»
«C’est intéressant, car c’est entre la connaissance des langues et la première langue officielle parlée. On compte ici tous ceux qui utilisent le français dans leur vie de façon régulière – et ça peut très bien être un anglophone qui s’exprime en français régulièrement à la maison. Donc c’est plus inclusif et pas tant lié à la langue maternelle. Ça peut aussi rassembler d’autres facettes de la francophonie.»
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