Francophonie minoritaire : les mèmes comme arme culturelle et identitaire
Outre l’humour, les mèmes jouent aussi un rôle identitaire. Selon certains chercheurs, ils contribuent à faire vivre la langue, la culture, la solidarité et le sentiment d’appartenance au sein des communautés francophones. Mais comment?
Les mèmes – ces images, vidéos ou textes largement remixés sur Internet – constituent un espace unique où l’humour nourrit la vitalité linguistique et culturelle, comme le montrent des recherches menées par des experts francophones sur ce sujet.
«Le jeu des mèmes est de prendre quelque chose d’universel et de le rendre “très spécifique” à une certaine communauté ou un individu, en l’appropriant», explique Nathan Rabalais, professeur agrégé en études francophones à l’Université de Louisiane, à Lafayette. Il précise que la modification du contexte se fait plus au niveau du texte, alors que l’image reste la même.
Les mèmes, c’est quoi?
Les mèmes correspondent à des «iconotextes», c’est-à-dire des «amalgames de textes et d’images, qu’on peut modifier, partager et commenter», décrit le professeur Stéphane Girard de l’Université de Hearst.
Nés durant la deuxième moitié du 20e siècle, l’idée du mème précède Internet. Elle a été conçue par Richard Dawkins dans son œuvre Le Gène égoïste, pour désigner des éléments culturels qui circulent par imitation, qui évoluent comme des gènes. Or aujourd’hui, d’après Nathan Rabalais, ces productions se trouvent sur Internet où elles peuvent se répand re plus rapidement.
Ils sont souvent issus de la culture populaire, comme des films ou des contenus TikTok, remarque Nathan Rabalais. «J’aime beaucoup les mèmes parce que ça nous permet de rire.»
Ces adaptations peuvent refléter des réalités d’actualité, quotidiennes, historiques, sociales, culturelles ou linguistiques locales, comme la déportation des Acadiens, les spécificités du chiac ou la poutine râpée, explique Stéphane Girard, professeur en sciences humaines et sociales interdisciplinaires à l’Université de Hearst, en Ontario.
«Les mèmes permettent de codifier des expériences communes, qu’elles soient plus générales (l’histoire de la francophonie canadienne du 16e siècle à aujourd’hui) ou spécifiques (accent, expressions locales, stéréotypes, etc.) et de les proposer via la parodie ou l’ironie, entre autres.»
Vecteur de diversité linguistique
Pour Laurence Arrighi, professeure de linguistique à l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick, l’utilisation de mots ou d’expressions qui reflètent la prononciation ou la réalité orale dans les mèmes ne constitue pas seulement une simple retranscription orale ; elle témoigne aussi de la créativité, du fonctionnement et des spécificités propres à la langue.
Elle les considère comme une contribution à la diversité linguistique : « Utiliser une langue [peu importe son écriture], c’est cela qui la préserve». Ces usages se retrouvent aussi dans la bande dessinée, le théâtre ou la littérature, observe-t-elle.
À ses yeux, l’exposition publique de formes linguistiques variées contribue à diminuer l’insécurité linguistique chez les francophones minoritaires, quel que soit leur âge. Elle se réjouit ainsi que les mèmes encouragent l’utilisation du français chez les jeunes, dans un monde numérique «anglodominant».
Stéphane Girard évoque aussi le rôle que jouent les mèmes dans la francophonie canadienne : «exprimer, partager et réaffirmer des référents culturels spécifiques» aux communautés distinctes. Ils permettent aussi de marquer son appartenance à une culture qui se construit en marge de celles des Québécois et des anglophones du Canada.
«En somme, de telles productions mémétiques rendent visibles, dans le contexte des communications en ligne, la complexité et la richesse des francophonies canadiennes», explique Stéphane Girard.
Les mèmes, en général, permettent de développer des liens de solidarité intracommunautaires, estime le professeur.
L’humour comme «prestige couvert»
Un aspect de l’humour francophone que Nathan Rabalais relève dans ces productions est le concept de «prestige couvert». Selon lui, il s’agit d’une forme de valorisation où les créateurs se moquent de leur propre culture, y compris de ses spécificités linguistiques.
D’après le spécialiste, cela crée un sentiment de reconnaissance au sein du groupe, affirmant une identité unique. Il prend l’exemple d’un mème acadien ciblant des personnes de l’Acadie : «Même si vous essayez d’être comme moi, vous ne le serez jamais, il faut être Acadien ou Cajuns pour vraiment comprendre.»
Stéphane Girard constate cependant une limite à cette spécificité : «Les pages de mèmes publiant sur la francophonie minoritaire restent souvent très discrètes et réservées à un petit groupe, car seule une minorité des internautes s’identifient à ce contenu.»
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