Centenaire de la grève de Winnipeg
Une révolte unique dans l’histoire
Grève de Winnipeg en 1919
Émeute, le 21 juin 1919, lorsque la police montée charge la foule.
Photo : Bibliothèque et Archives Canada
Évènement majeur de la lutte ouvrière au Canada, la grève de Winnipeg de 1919 reste inégalée dans son ampleur. Comment a-t-elle éclaté ? Dans quel contexte s’inscrit-elle ? Trois universitaires reviennent sur cet épisode unique de l’histoire du Canada.
21 juin 1919. Winnipeg sombre dans le chaos. Près de 30 000 grévistes marchent dans les rues de la ville, contenus tant bien que mal par la police montée et les troupes fédérales. Soudain, les choses tournent mal, la police à cheval charge et deux manifestants sont tués, des dizaines de personnes blessées. C’est le fameux « samedi sanglant ».
Une ville sous haute tension
Plusieurs mois de malaise social grandissant précèdent le drame. Les syndicats des travailleurs du métal et de la construction exigent une augmentation salariale, de meilleures conditions de travail et, surtout, le principe de négociation collective.
Après des mois de discussions infructueuses, la grève est déclarée le 1er mai par les métallurgistes, bientôt rejoints par différentes organisations ouvrières, à l’instar du Congrès des métiers et du travail. La ville tout entière ne tarde pas à gonfler les rangs des grévistes, proclamant la grève générale le 15 mai 1919.
Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs quittent ainsi leur poste : opérateurs téléphoniques, ouvriers, vendeurs en magasins, employés postaux... « La ville est complètement paralysée », commente Guillaume Durou, sociologue au Campus Saint-Jean à Edmonton. Quelque 10 000 vétérans de la Première Guerre mondiale se joindront même aux grévistes.
Face aux manifestants, les industriels, employeurs, banquiers et politiciens influents de la ville s’organisent et forment le Citizens’ Committee of 1,000. Rapidement, les ministres fédéraux de l’Intérieur et du Travail viennent leur prêter main-forte, craignant que le mouvement n’enflamme le pays. Leur stratégie : accuser le mouvement de conspiration révolutionnaire bolchévique.
Marie Lebel
Professeure en histoire à l’Université de Hearst en Ontario
Photo : Avec l'autorisation de l'Université de Hearst
Car la révolution russe de 1917 a fait des émules au sein de la population ouvrière nord-américaine, pour beaucoup composée d’immigrants européens. « La grève de Winnipeg s’inscrit dans la mouvance des lendemains de la révolution bolchévique de 1917, même si on l’a mythifiée. Il ne faut pas croire que les ouvriers pensaient faire la révolution », tempère Marie LeBel, historienne à l’Université de Hearst en Ontario.
Un monde ouvrier en pleine ébullition
Au lendemain de la fin de la Première Guerre mondiale, l’inflation est incontrôlable, les salaires faibles, les conditions de vie laborieuses et les vétérans de retour du front font face au chômage. En parallèle, la guerre a profité aux patrons, l’économie ayant stimulé le complexe militaro-industriel. « La guerre a creusé les inégalités », résume Guillaume Durou.
Surtout, la grève intervient au moment où le déclin économique de Winnipeg est déjà amorcé. La ville était portée depuis les années 1880 par l’expansion du chemin de fer et connaissait des taux de croissance spectaculaires. « On disait que Winnipeg était le Chicago du Nord », illustre Patrick Noël. Mais avec la guerre et l’ouverture du canal de Panama en 1914, qui vient concurrencer le réseau ferroviaire pour le passage de l’Atlantique au Pacifique, la ville entre en récession.
Patrick Noël
Professeur en histoire à l’Université Saint-Boniface au Manitoba.
Photo avec l’autorisation de l’Université Saint-Boniface
Tandis que la peur de la contagion hante les capitalistes, les ouvriers ont le sentiment que la balance penche en leur faveur. Partout au Canada, des mouvements de revendication ouvrière éclatent. Un large mouvement de syndicalisation s’installe en Amérique du Nord, porté notamment par le puissant Industrial Workers of the World (IWW) de Chicago. « C’est l’âge d’or des luttes ouvrières », décrit le professeur en sociologie.
C’est dans cette époque de croissance et de profondes inégalités que naît à Calgary le One Big Union, le tout premier projet d’union de l’ensemble des syndicats, de l’Ontario jusqu’au Pacifique, inspiré du bagage idéologique des immigrants. La plupart viennent en effet d’Europe de l’Est et de Scandinavie, des pays à tradition syndicale plus radicale. « Les immigrants apportent un savoir-faire syndical qui renouvèle la façon de penser le syndicalisme au Canada », perçoit Patrick Noël, historien à l’Université de Saint-Boniface à Winnipeg, poussant ainsi « le souffle de vent rouge » à travers le pays.
Une réponse coercitive
Face à la grogne, les autorités renforcent la Loi sur l’immigration et élargissent la notion de sédition. Ils menacent de licenciement les employés municipaux s’ils ne retournent pas au travail, « tout en refusant de s’assoir à la table des négociations avec les grévistes », note Patrick Noël.
Le 9 juin, tous les policiers de la ville sont licenciés pour leur sympathie à l’égard des manifestants. Le Committee les remplace alors par une police ‘spéciale’, « sorte de cavalerie sans entrainement au contrôle des foules, bien mieux payée que les policiers municipaux », relève Guillaume Durou. Bientôt rejointe par la Police à cheval du Nord-Ouest, ancêtre de la Gendarmerie royale, leur réaction est violente, car l’État est bien décidé à « neutraliser les forces rouges ».
Outre le samedi sanglant, la quasi-totalité du mouvement se déroule dans la non-violence. « Ça aurait pu mal tourner, mais on a noté le pacifisme des grévistes, leur refus de l’escalade », observe Marie LeBel. À la différence des autres mouvements nord-américains de l’époque, la grève de Winnipeg constitue de ce point de vue « un mouvement organisé et discipliné ».
Le 17 juin, le gouvernement fait arrêter dix chefs de file grévistes. Pour justifier les perquisitions et arrestations arbitraires, « les instances politiques parlent de sédition », commente Guillaume Durou. Cependant, l’évènement provoque une vague de sympathie à travers le pays. D’Amherst en Nouvelle-Écosse à Victoria en Colombie-Britannique, « le souffle de révolte traverse le Canada », observe le sociologue qui dénombre plus de 200 grèves de sympathie entre mai et juillet 1919, mobilisant 19 000 travailleurs solidaires.
Finalement, la grève se conclura par une effusion de sang et peu d’acquis salariaux. « Les avancées sont plus politiques », perçoit ici Guillaume Durou, évoquant la naissance de la Co-operative Commonwealth Federation (CCF) en 1932, ancêtre du Nouveau Parti démocratique (NPD).
Certes, les employeurs ne cèdent que quelques centimes de salaire, plusieurs leadeurs syndicaux sont emprisonnés et le principe de négociation collective ne sera approuvé qu’à la fin des années 1920. Malgré tout, les grévistes ont remporté la bataille des consciences en frappant un grand coup : la grève de Winnipeg demeure la seule grève générale de l’histoire du Canada.
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