Une moisson pas comme les autres
Dominique Liboiron

Une moisson pas comme les autres

J’avais le goût depuis des années de me lancer dans une aventure agricole : la moisson des betteraves à sucre. Pour ce faire, direction le sud de l’Alberta.

Je me suis trouvé un emploi dans une ferme près de Lethbridge. Le fermier m’a embauché pour conduire un des camions. Nous avons ainsi commencé la récolte le 3 octobre.

Lors de ma première journée, alors que je commence à m’habituer au semi-remorque à dix-huit roues, un souvenir rejaillit : j’ai 17 ans et je suis au volant d’un vieux camion à grain près de Gravelbourg.

Mon oncle Michel est assis côté passager et me montre comment recevoir une cargaison de blé. « Enligne-toi avec la combine », me dit-il de sa voix rauque en raison d’une décennie de cigarettes Player’s Light. « Pis garde la même vitesse. C’est comme une danse. »

Le souvenir retourne au fond de mon esprit et je me concentre sur le présent. Je m’avance et j’enligne le camion pour recevoir une charge de betteraves. Par contre, cette fois, il n’y a pas de combine. À la place, il y a une arracheuse. Elle déterre les betteraves et les envoie dans la remorque du camion par tapis roulant.

Mon oncle Michel m’a bien préparé pour le blé, mais les betteraves sont une autre paire de manches. Les feuilles gardent le sol humide, pour ne pas dire boueuse. En m’approchant de l’arracheuse, mes pneus patinent. Si je presse sur le gaz, même juste un peu, mes pneus perdent toute traction. Ici, la danse est au niveau de la pédale. Je la guide avec la plus subtile des pressions.

Bientôt, le conducteur de l’arracheuse me fait signe que ma remorque est pleine de betteraves. Je peux aller les décharger. Je me prépare pour faire quelque chose qu’on ne ferait jamais dans un champ de blé.

Je gagne de la vitesse en appuyant doucement sur la pédale. Je prends de l’élan. Le moteur force sous le poids de sa cargaison. Ma concentration s’intensifie. Le moteur approche son maximum. J’ai besoin de tout l’élan possible car je vais changer de vitesse.

En raison du sol trempé, si je manque mon coup le camion va caler et le fermier aura à me remorquer. Nous gardons dans le champ un tracteur pour cela, mais par fierté je ne veux pas m’en servir. Je veux faire honneur à mon oncle qui, lui, n’en aurait pas eu besoin.

Le moteur hurle. Je change de vitesse un peu trop rapidement et la transmission gronde son mécontentement. Mais je ne lâche pas : une autre vitesse, puis une autre. Là, des mottes de terre et de boue giclent partout. Je dois conduire en maniaque pour nettoyer les roues. Sinon, les voisins vont se plaindre de toute la boue sur le chemin à la sortie du champ. Le fermier m’a dit qu’il veut que je conduise comme ça.

Je bondis à travers le champ et, avant de frapper les bosses, je tiens mon pied serré sous l’embrayage pour rester dans mon siège. 

Arrivé sur le chemin, je souhaite que Michel soit encore avec nous. Au revoir, mon oncle, merci pour tout ! Je ne t’oublierai jamais.

 

 

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