Extrait d’Un petit bar de village et autres nouvelles sans conséquences de Jean-Pierre Picard, publié aux Éditions de la nouvelle plume, 2022
L'écureuil est assis, triste, sur sa branche préférée au sommet du vieux sapin. C'est un soir de décembre, et la neige dessine des ombres lunaires et froides.
Il reprend son souffle dans le silence de la nuit à peine troublé par les bruits d’humains socialisant intensément dans le manoir du Baron. Il vient encore une fois d’échapper au gros matou alcoolique des lieux qui l’a pourchassé jusqu’à l’arbre. Mais le petit rongeur n'a couru aucun danger puisque c’est soir de réception en cette veille de Noël et que le chat est en état d'ébriété fort avancé.
Lorsque le Baron offre une réception, le matou aime se faufiler entre les jambes des invités, les faisant trébucher légèrement de sorte qu'ils renversent quelques gouttes de leurs exquises et dispendieuses liqueurs sur son épaisse fourrure. Lorsqu'il est bien imbibé, le lourd félin va s'écraser sous un meuble pour se lécher goulument, de sa fine langue aristocrate.
Les jours où le manoir est désert, il y a les écureuils à pourchasser dans le jardin; le Baron les attire en laissant des arachides sur le gazon afin de faire faire de l'exercice à son obèse félin.
***
L'écureuil est triste. C'est l'heure de dormir, mais il ne peut pas. On s'habitue plus difficilement à la solitude lorsqu'on croyait lui avoir dit adieu.
- Tu te souviens, dit-il à l’arbre? Elle s'assoyait juste là, sur cette branche, et le soir elle regardait le soleil se coucher, comme pour voir où la journée pouvait bien vouloir s'en aller.
- Oui! L'arbre se souvenait. Il se souvenait aussi de cette affreuse nuit.
C'était, comme cela arrive souvent, soir de fête chez le Baron. L'écureuil et sa compagne croyaient le matou ivre mort et comme tous les soirs de réception ils se promettaient un charmant festin d'arachides.
Ils ne pouvaient pas se douter que ce soir-là les invités étaient les employés du Baron et que le punch qui leur était servi n’était qu’une quelconque boisson colorée avec un soupçon de vinaigre pour donner une illusion de goût corsé. Le matou était donc en pleine possession de ses moyens et jugeait qu’il valait mieux aller jouer côté jardin que de boire du mauvais vin côté cour. Et puisque la petite écureuil aimait narguer le matou s’esquivant toujours de justesse pour grimper sur un arbre…
- Penses-tu qu'elle a souffert longtemps?
Les chats sont cruels de nature. Ce n'est pas par méchanceté qu'ils éternisent toujours l’agonie de leurs victimes... Ce n'est qu'un jeu pour eux, un jeu pour mieux aiguiser leurs gestes de survie.
-Tu es chanceux, Arbre. Tu n'as pas à vivre avec cette peur des prédateurs. Personne ne te chasse, tu n'as qu'à vieillir et grandir alors que les animaux s’entretuent pour survivre. Nous vivons sur une planète bien cruelle.
Après un court silence, l’arbre lui dit “Tu vois l'écurie à côté? Ils ont coupé trois de mes frères et quatre cèdres pour la construire. Nous avions grandi ensemble pendant tant de saisons. Nos branches se caressaient quand il ventait.”
-Oh! fit l'écureuil d'un ton ému.
-Non, ce n'est pas triste. C'est une mort digne. Grâce à leur bois, des chevaux vivent à l’abri du froid et des loups. Il me vient parfois un rêve dans mon demi-sommeil d’hiver, où je me sens amputé de mes racines. J'en arrive à imaginer ma chute dans le vide et ce lent étouffement, privé de sève nouvelle...
-Tu as peur alors?
-J'ai vu des arbres tomber d'âge dans la forêt et se décomposer pour nourrir le sol. C'est une mort douce. Il y a bien des façons de mourir. Je pense parfois à la scie, à la main qui la tient, au charpentier qui ferait une maison de moi, au menuisier qui me transformerait en meubles ou en jouets pour enfants, au chasseur qui se réchaufferait alors qu'en me consumant je redonnerais toute l'énergie que le soleil m’a prêtée toutes ces années... Et je me dis que ma mort peut être utile.
L'écureuil écoutait, triste, pensant à sa compagne dont la mort n'avait servi qu'à engraisser un chat déjà obèse.
-Il n'y a qu'une chose que je ne pourrais pas supporter, poursuivit l’arbre, et ce serait de finir en arbre de Noël dans une maison où personne ne croit à la magie de Noël. Je me vois abandonné un lundi matin près d'une poubelle sans même avoir connu les rires d’enfants et le bruit du papier froissé avec frénésie sous mes branches.
L'écureuil et l'arbre se turent longuement. Du manoir, on entendait des airs de Noël que des voix grasses et fausses gavaient de mots mal chantés. Puis il y eut des cris. Le matou avait fait trébucher un riche banquier le précipitant cigare par devant, dans l’arbre de Noël en plastique, terriblement inflammable. Il y eut un début d’incendie aussi mouvementé que bref. Mais l’arbre était foutu, complètement fondu au pied du foyer électrique.
Le baron n’allait pas laisser sa réception se terminer sans arbre de Noël.
La lourde porte du manoir se fit entendre dans la nuit. L'écureuil sentit trembler fortement les branches du vieil arbre et respira, à travers l'odeur de la sève raréfiée de l'hiver, une odeur qu'il n'avait jamais sentie auparavant. Une odeur de peur végétale.
Ils virent sortir le Baron titubant, encouragé par des rires ivres. Ils le virent s'avançant, tronçonneuse à la main, les yeux fixant avec convoitise la tête du sapin.
FIN