Histoire de Saint-Valentin
« Bon, Maud, je sais que t’aimes pas ça, les drames, mais là, écoute ! » C’est ainsi que m’interpelle ma sœur cadette. Elle vient d’apprendre que notre sœur au Québec a vendu sa voiture, sa seule possession, et qu’elle part rejoindre en Italie Liam Neeson, le célèbre acteur, fou amoureux d’elle depuis leur rencontre sur Facebook.
Premier réflexe : croire que notre sœur va se rendre en Italie et être victime de sévices, devenir une passeuse de drogues, une victime de la prostitution (bien qu’elle soit dans la soixantaine…).
Parents et amis sont sollicités pour lui faire comprendre qu’elle est victime d’une arnaque. Tous frappent un mur.
Ma cadette et moi nous séparons la tâche : elle fait des démarches auprès de la banque, de l’employeur et des recherches sur internet. De mon côté, je contacte des organismes d’aide qui me donnent quelques pistes.
J’appelle le 911 local. On m’explique que leurs actions reposent sur un « danger immédiat », qui ne s’applique pas dans ce cas. On me réfère au Centre de service de la police, où une constable empathique téléphone à la victime pour conclure que sa carapace est bien soudée. Elle dépêche deux policiers qui constatent sur place un délire évident, mais pas de « danger immédiat ». On nous recommande d’obtenir une ordonnance d’évaluation psychiatrique.
La sauver contre son gré
Il faut présenter les formulaires de demande d’ordonnance en personne. Le temps presse et ni ma sœur cadette ni moi ne sommes en mesure de nous déplacer rapidement. Des cousins acceptent de se rendre au palais de justice en notre nom. Ils attendent d’être appelés par un juge. Ma cadette et moi sommes convoquées par visioconférence.
La victime n’a pas à être présente, car on craint qu’elle s’enfuie si elle reçoit un subpoena. Le juge émet finalement l’ordonnance, que nos cousins remettent à la police. Quand les policiers viennent la chercher, elle est en train de déposer 2 500 dollars dans une enveloppe destinée à Liam Neeson.
Durant deux jours, des examens psychiatriques confirment le délire. Notre sœur est transférée et incarcérée dans un centre psychiatrique pour une durée de 30 jours.
Au Québec, les victimes ont des droits, incluant celui de faire appel de l’incarcération et d’être représentées par un avocat. Notre sœur réussit à berner le juge, qui réduit la durée de 30 à 14 jours, ou moins si elle se comporte bien durant les soins.
Sombrer en amour
Bien que tombée dans le panneau d’une fraude en ligne, notre sœur s’avère une habile manipulatrice. Après avoir berné le juge, elle fait de même avec l’équipe de soins, qui n’a d’autre choix que de la laisser sortir, non sans un plan d’intervention qui inclut des visites à domicile de travailleuses sociales et des appels avec une psychiatre.
Tout ce temps, elle conserve son cellulaire, l’outil par lequel tout a commencé et se poursuit. Les intervenants expliquent qu’ils doivent garder sa confiance et que lui retirer son téléphone serait contre-productif, même si tous savent qu’elle ment et continue sa relation avec son « grand amour ».
Jusqu’au jour où, à bout de patience, ma sœur cadette menace de la rayer de sa vie. En dernier recours, elle lui recommande de regarder un documentaire de l’émission Enquête de Radio-Canada, dont le titre, bien choisi, est Sombrer en amour.
Ce fut le début de la rédemption. Depuis, notre sœur reprend lentement le cours normal de sa vie, tout en épongeant ses dettes et en tentant de regagner la confiance de ses sœurs.
Que d’émotions vécues pendant ces trois mois de crise ! Rage contre son agresseur, contre elle et ses mensonges. Doutes, impuissance, incompréhension envers les soignants qui laissent l’accès au cellulaire. Mais, aussi, fierté d’avoir accompli ces démarches, obtenu ces résultats et déjoué un fraudeur.
Le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) permet de discuter avec un intervenant au sujet de la fraude amoureuse.
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